Point de départ idéal d’une démarche sérielle, le choix de cabines téléphoniques comme sujet d’étude, pour la première collaboration de Bruno Fontana et du duo Isabelle & Alexis, donne plus à voir qu’il n’y paraît. Sillonner le territoire français afin de capturer et mettre en scène plusieurs dizaines des quelques 65 250 cabines qui l’émaillent encore relèvent d’une réflexion presque sociologique tout autant que d’une démarche plasticienne. 

La cabine téléphonique, vestige bientôt disparu d’un temps où le réseau n’était pas encore ondes, symbolise aujourd’hui la mutation des espaces français auxquelles sont autant liées ces transformations technologiques que des inégalités démographiques.

 

Réalisation : Jules Hidrot, Isabelle & Alexis, Bruno Fontana
Images : Isabelle & Alexis, Bruno Fontana
Montage : Jules Hidrot

Première matérialisation d'une connexion à un monde global pour une génération, elles en sont pour la suivante le reliquat obsolète et déconnecté de toute pratique individuelle. Alors que ces cabines disparaissent peu à peu, s'ouvre un écart entre une génération - sans devoir remonter plus loin sans doute que les digital natives - pour qui la cabine téléphonique a constitué une expérience sensible, et la demi-génération lui succédant qui n'a connu d'elle que ses apparitions au cinéma - d'Hitchock des Oiseaux au Scorcese des Affranchis - ou encore dans les clichés de Toshio Shibata ou Leibowitz.  La cabine téléphonique, témoin d'une modernité technologique déjà déclinante, est ainsi au carrefour d'une expérience vécue- de ses sonorités et odeurs caractéristiques- et d'un imaginaire collectif empreint de la douce nostalgie du cliché.  Au nombre de symboles d’une époque pour ceux qui ne l’ont pas vécue, elle est pour les générations qui l’ont vu naître associée à des souvenirs tangibles, une utilité éprouvée, une mémoire intime ; tel est le paradoxe de ce témoin d’un âge d’or des Télécoms.

C’est par un dispositif aussi aléatoire, diffus et éphémère, que le trio réactive ainsi quelque chose d’une mémoire enfouie. Ces témoins d’un passé récent sont rendus, un temps, à la vie. Un fumigène est allumé dans la cabine de verre close, et des volutes aux couleurs variables viennent emplir l’habitacle, grossir et monter à mesure jusqu’à en saturer le volume, s’échapper par les jointures puis s’évanouir, se dissiper, presque aussi rapidement qu’elles sont apparues. C’est bien quelque chose de l’ordre d’une apparition, mais vaporeuse, délicate, suggérée, qui opère dans ce procédé ; avec poésie, et sous le régime de l’instantané, ces non-lieux, dépris de fonction et sombrant peu à peu dans l’indifférence, sont activés, rendus un moment à une vie propre dans un jeu de présence / absence qui vient suggérer les émanations d’une mémoire de ces cabines et des histoires, collectives et intimes, que recèle leur demi-mètre carré.

Si les artistes mêlent ainsi explicitement leurs démarches plastiques, ils font également dialoguer, de manière tacite, deux points de vue sur le rapport à l’espace. La photographie typologique, qui est à la base de la démarche de Bruno Fontana, tend, par son analogie avec la démarche documentaire d’archivage, à ancrer l’œuvre dans un réel tangible et spatialisé. Par opposition, l’évanescence et la recherche esthétique qui caractérisent les recherches du duo Isabelle & Alexis ont vocation à extraire cette dimension spatiale et temporelle de l’image, faisant davantage appel à l’imaginaire qu’au tangible. La liaison de ces deux pratiques pour illustrer ce Dernier souffle des cabines téléphoniques nous renvoie ainsi tout autant à leur dimension utilitaire passée, et donc à leur disparition effective, qu’à la symbolique qui en découle pour ceux-là même qui n’en ont pas directement fait l’expérience.

En se concentrant ici sur leur performance Isabelle et Alexis poussent leur démarche à l’extrême : plus que la fixation de l’image c’est l’acte, l’implosion, la mise en place de l’artifice qui domine. Pour Fontana l’apparition du fumigène lui permet plus qu’ailleurs de souligner le singulier dans le commun, le remarquable dans le semblable. Au-delà de la collaboration cette série nous apparait donc comme une étape cruciale dans le cheminement esthétique et formel de ces trois photographes. Chose surprenante : bien qu’imprégnée par le caractère sériel des travaux de Bruno Fontana, et l’explosion chromatique d’Isabelle et Alexis les images de Dernier Souffle ne cessent d’affirmer leur autonomie. Le cadre habituellement resserré de Fontana s’ouvre sur l’alentour. Le fumigène d’Isabelle et Alexis se voit ici confiné. Jusqu’ici inexplorée dans leurs travaux respectifs, le choix de la verticalité prend alors tout son sens et synthétise la collaboration des artistes : le nuage de pigment laisse échapper ses couleurs. Elles suivent les lignes du sujet, et, comme pour provoquer le rigorisme de la démarche, tentent une dernière incartade à l’extérieur. Rigueur et Liberté. C’est dans cet équilibre par nature éphémère que réside à nos yeux l’essence du Dernier Souffle."

Texte proposé par le Collectif Bright Lights. Big Cities.